On les appelait les sauvages

Titre : On les appelait les sauvages
Fonds : Service de coordination culturelle de la mairie de Port de Bouc
Réalisation : Roger Cornu, du Laboratoire d'Economie et de Sociologie du Travail (C.N.R.S)
Production :Port de Bouc, recueil de la mémoire du Chantier Naval, une initiative de l'office culturel municipal Centre Elsa Triolet.
Format : U-matic, couleur, sonore
Date :années 80
Durée : 42 min 46 sec?
Genre : documentaire
Notice n° : 649-001

Résumé

Le film revient sur un métier devenu rare aujourd'hui : riveur. Des origines de l'industrialisation au cas des ouvriers riveurs des Chantiers de Port de Bouc, le film propose un retour sur un aspect particulier de la construction navale. A ce propos, deux anciens ouvriers témoignent sur les lieux abandonnés de l'ancienne usine en se remémorant face-caméra les gestes d'antan, les gestes d'une vie.

Transcription

Je savais qu'il posait les rivets et quand j'étais petite, il me ramenait quelques rivets qui ressemblaient à des champignons et avec lesquels j'aimais beaucoup jouer.

Et puis quand je voyais le bateau partir, j'étais comme tout le monde, j'étais fière de mon père même s'il avait des pantalons bleus et s'il ne portait pas de cravate.

François Caparos : On vivait dans les chantiers. Et lorsque la porte en bois de la Lèque s'ouvrait, et qu'on rentrait à la maison, on vivait encore dans les chantiers.

Lorsqu'on commençait à être jeune homme, qu'on avait 16 ou 17 ans, qu'on allait au bar de la terrine ou y avait la viole, qu'on se mettait dessous et qu'on dansait la java, on parlait des chantiers.

C'était toujours les chantiers qui nous préoccupaient.

Poème de Raymond Queneau :

Tant de sueur humaine,

Tant de sang gâté.

Tant de mains usées,

Tant de chaines.

Topographie, itinéraire,

Souvenir des anciens horaires,

La mémoire est difficile,

Et sans un plan sous les yeux,

On ne nous comprendra plus.

Tant de chaines.

(.)

Tant de sueur humaine.

INTERVIEW : Monsieur Alapon, pendant combien de temps avez-vous travaillé dans le chantier ?

- Oh, je ne vous dirais pas les années mais je vous dirais que j'ai commencé en 1930.

- moi en 39-40.

Et vous exerciez quel métier ?

- Ah, je pourrais peut être vous faire voir ... voilà monsieur, ça c'est les restes de mon métier.

Mon métier, riveur. Riveur au chantier naval de port de bouc. Ceux qu'on appelait les sauvages.

VOIX OFF : Le rivetage est une technique connue depuis l'antiquité. Il consiste à assembler deux pièces métalliques de manière fixe, inséparables et étanches.

Cet assemblage se fera à l'aide d'une tige métallique pourvue d'une tête de pose. On refoulera l'autre extrémité en forme de tête fermante, plate par martelage direct, ou ronde, en interposant une bouterole. Pendant le martelage, on maintient le rivet en place à l'aide d'un tas, cylindre métallique portant l'empreinte de la tête de pose.

Sans cette technique d'assemblage, la révolution industrielle n'aurait pas été possible. Sans rivets, pas de chaudière permettant d'utiliser la vapeur, pas d'instruments de production nouveaux, pas de charpente ni de ponts métalliques, ni ce moyen de transport essentiel à la révolution industrielle, le chemin de fer. Par d'armement, pas d'avion, pas de navires à coque de fer ou d'acier. Et pourtant, l'on passe à côté des rivets sans les voir.

20% de son poids, environ 2 500 000 rivets, cachés dans les dentelles de la belle dame de paris (la tour Eiffel)

Plus de 200 000 rivets, environ 4,5 tonnes sur le bâtiment école de pilotage Chamois, bâtiment construit à port de bouc en 1904.

Cette croissance du volume de rivetage entraina l'apparition du métier de riveurs, qui se sépara, tout comme la fabrication des rivets, du métier de forgeron.

Le rivetage joua un tel rôle dans la construction du métro parisien que la compagnie immortalisa sur le viaduc de Passy, aujourd'hui pont de Bir-Hakeim, le premier stade du rivetage, le rivetage au marteau.

River est le travail d'une équipe assurant à la fois l'apprentissage et la production. Elle se compose au minimum d'un apprenti, chauffant les rivets, d'un semi ouvrier, teneur de taille et d'un riveur, le frappeur conduisant l'équipe, auxquels peuvent se joindre éventuellement un passeur de rivets, un teneur de contrôle, et un second frappeur. Le teneur de tas, le moins souvent représenté, se trouve dans les positions le plus souvent peu commodes.

Il supporte le maximum de poussière et de bruit. Écoutons la complainte d'un teneur de tas.

La Complainte du Teneur de Tas, L. Oury : Une jambe repliée, on bloque le tas sur la cuisse, à l'aide de la main droite, pendant que la main gauche le maintient contre l'épaule. Lorsque le collègue frappe, on ressent tout juste un choc sourd dans la cuisse. Au bout d'une heure, des fourmillements vous obligent à changer de jambe, la cadence s'accélère, le collègue trouve son rythme, il faut le suivre. Quelques petits coups pour s'assurer que j'appuie solidement, puis c'est la grêle de coups appuyés. Je les compte intérieurement, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze !!! Silence.

Le rivet est écrasé, je me détends. Manque de pot, les coups reprennent. Comme je n'appuie plus, la benne toute entière frémit. Le bruit est plus assourdissant. Trois, quatre, cinq, six ! J'ai mal assuré le tas au premier coup de marteau et je n'arrive pas à rétablir une position stable. Mon appui est toujours aussi efficace, mais à chaque coup, le tas est chassé de la tête du rivet et vient me taper la figure. J'ai la pommette douloureuse, le sang doit couler. Pas le temps de constater. Sept, huit, neuf ! J'ai stabilisé le tas sous la tête du rivet. Pour ce faire, j'ai lâché la partie inférieure. Dix ! Ma figure reprend un coup. Tiens bon mon vieux, la fin approche. Je m'encourage comme je peux. Onze, douze ! Je maintiens le tas la durée d'un coup supplémentaire mais rien ne vient. Tout doucement, mon expérience se développe. Je triche un peu au moment de la présentation du rivet. Je fais en sorte qu'il s'engage de travers dans le trou et pendant cette seconde gagnée, j'ai préparé mon tas. Car tout est là. Il faut offrir une bonne assise au premier coup de marteau, sinon après c'est la fête. De toute façon, même avec le tas bien calé, les chocs restent les chocs, mais ils sont quand même moins éprouvants. La soirée arrivée, j'avais l'impression de m'être amalgamé au sol, mes vêtements et sous-vêtements trempés, chaque secousse m'imprégnait un peu plus de la terre spongieuse. Un deux trois, à se demander si je ne vais pas devenir dingue ! Six sept, huit et dire qu'il y a des gens qui reprochent à la classe ouvrière de ne parler que de repos et non d'éducation et de culture dans ses revendications.

VOIX OFF : Le patronat essaya de remplacer les riveurs par des machines, comme celle de Fairbern, 1838, ou celle de Schneider, 1844, à vapeur, ou encore par des machines hydrauliques comme celle dont on voit le plan ici, datant de 1891 et trouvée dans les archives de port de bouc.

Elles eurent une utilisation limitée, bien que travaillant plus vite que les riveurs, car elles ne pouvaient effectuer que des rivures courtes et facilement accessibles. On ne trouvait pas le système d'alimentation automatique en rivets. Il fallait toujours une équipe de riveurs et d'aide pour surveiller la température des rivets, les introduire, actionner la machine et assurer la manutention soit de la pièce soit de la machine. Utilisée en atelier, elle n'apparut pratiquement jamais dans la construction navale.

L'introduction du pistolet à river, construit à partir du marteau pneumatique de mineurs, permit d'approcher la vitesse de la machine tout en augmentant la souplesse du rivetage à la main. L'accrochage de la bouterole au pistolet et la puissance de celui-ci permit de supprimer à la fois le second frappeur et le teneur de bouterole.

Les pistolets à river furent introduits à port de bouc quelques années avant que monsieur Alapon entre aux chantiers et ateliers de Provence.

ALAPON : Y en avait de toutes sortes. Là, vous en avez un à tête ronde. Ici, tête fraisée, tête ronde à bavure, tête conique.

Les coniques, pour la coque du bateau, aux bordées. Tête ronde à bavure, pour l'intérieur où c'est étanche, les soutes à mazout par exemple. Tête ronde pour les cloisons. Et les fraisées, pour tout ce qui concerne les machines, qui soutient les moteurs.

Les petits, pour les cloisonnements des cabines. Et ici vous en avez en alu.

La chique, c'est un bout de rivet coupé. Quand on n'avait pas de rivets à la dimension voulue, ils passaient à la guillotine.

Les rivets en fer passent à chaud, ceux en alu à froid.

Les dimensions ça dépend, les plus longs sont à l'étrave et l'étambeau. Comme c'était pas droit, on faisait tout au système débrouille. On chauffait petit à petit au chalumeau.

Oh, y avait des rivets qui dépassaient le kilo !

C'était un drôle de boulot hein

Le temps d'un film, messieurs veux et alapon ont accepté de reprendre les outils. On vient de les voir aléser pour mettre les trous à la taille des rivets et ils vérifient la taille des trous à l'aide d'un rivet.

ALAPON : Ça, c'est pour tenir la tête du rivet, pour que le riveur puisse tenir la tête du rivet.

C'est très lourd, c'est des machins qui font 20-30 kilos, alors y a un crochet pour nous éviter la fatigue. Alors le passeur de rivets met le rivet au trou, le teneur de tas n'a plus qu'à mettre son tas et le riveur peut river en appuyant très fort de manière horizontale, pour pas que le rivet s'écarte de la tôle.

Sur le bateau quand le riveur et le teneur de tas sont séparés par la tôle, ben, le riveur frappe sur la tôle pour communiquer mais ça, ce sont des combines entre nous. Et quand y a du bruit, on fait des signes, comme les muets.

Maintenant, les trois quarts des riveurs et des teneurs de tas, on est tous à moitié sourds. Quand la famille regarde la télévision moi je bouquine, parce qu'à la télévision, moi je comprends rien, tout bourdonne.

Ah mais sur les bateaux, on travaillait parfois dans des positions très scabreuses, parfois même avec la tête en bas. Surtout dans le pic avant et le pic arrière. On m'attache par les pieds avec une corde et on me descend. Je tiens le tas, un rivet, deux rivets, et on me remonte. Parce que je peux pas tenir longtemps comme ça. Pour le ballast, tous à quatre pattes.

On avait un salaire minimum, et dans la construction navale, on travaille au forfait, c'est payé en fonction des mauvaises positions ou du mauvais travail. C'était un salaire d'équipe, on était cinq.

Oulala, on a eu un tas de grèves.

A partir de la seconde guerre mondiale, la soudure remplace progressivement le rivetage dans la construction navale et les riveurs durent se reconvertir. En 1950 à port de bouc, ils n'étaient plus que 13 dans la corporation.

Nous remercions les établissements maritimes de Caron qui nous ont prêté l'outillage, l'entreprise filippou qui nous a accueilli dans son atelier

En 1966 malgré la lutte des ouvriers, le chantier fermait et les riveurs reconvertis durent comme les autres aller chercher du travail ailleurs

La complainte mécanique, J Douai :

Dans l'usine qui turbine?La machine fait du bruit?De mes pièces qui se pressent?Dans la caisse l'acier luit

Cigarette, Allumette?Chansonnette, Ça va mieux?Ah ! Misère sur la terre?Pourquoi faire ? Nom de Dieu!??Mais je baille, je trainaille?Je travaille sans ardeur?Marche, crève, pas de trêve?Pas de rêves de bonheur?Chronomètre, contremaître?Sont les maîtres du destin?Ils me mènent, ils m'entrainent?Ils m'enchainent mes deux mains?Les vacances, le silence?L'espérance des amours?La rivière, son eau claire? Sa lumière, quinze jours

Générique

Poèmes de Raymond Queneau

Texte de L. Oury

Musique : Stravinski, P. Henry, Stockhausen, Varese

Analyse

Etre un riveur, c'était quoi ?

Le film s'ouvre sur un clin d'oeil. Sur un fond en papier blanc, le titre "On les appelait les sauvages" est déposé selon l'articulation de rivets. Quelques plans larges de l'usine, désormais en friche, délimitent le cadre du sujet. Une musique mystérieuse jointe à un poème de Raymond Queneau installe une ambiance inquiétante. Des photographies de l'usine sont insérées, créant une analogie entre la couleur du présent et le noir et blanc du passé. Puis retour au présent avec un plan sur des anciens ouvriers dans les locaux de l'usine. Ils évoquent leur métier. Le film est en réalité une alternance entre photographies d'archives et séquences de reconstitution. Les ouvriers incarnent ainsi la mémoire de leurs collègues, la représente et la perpétue.

La mémoire d'un métier oublié

L'objet "rivet" concentre l'attention du réalisateur. Il le filme en gros plan, le détaille, le scrute sous tous ses angles. Un schéma est d'ailleurs ajouté au montage afin d'illustrer l'action même de l'ouvrier sur la pièce métallique. Ainsi, les deux anciens ouvriers, témoins d'aujourd'hui, n'hésitent pas à "reprendre les outils" selon les propos de la voix off, probablement celle du réalisateur. Les ouvriers rejouent alors leur propre rôle. Retour dans le passé, retour sur un métier oublié, chaque action est saisie par la caméra afin de rendre hommage aux riveurs et participer d'une mémoire ouvrière partagée à travers ce film.

Contexte

Les Cahiers de l'Inédit, revue port-de-boucaine, recensant durant l'année 1980 les initiatives culturelles développées dans la ville, témoigne de cet intérêt mémoriel :

« le lieu : la caméra plonge, tel un scalpel dans le pouding sociologique et ethnographique d'une région qui en 50 ans est passée, avec Fos sur Mer, d'une économie précaire à l'aire de la technologie avancée. Dans une ville où les traditions des ethnies mélangées cohabitent avec les blousons de vinyle, les baskets et le disco des héritiers de l'immigration »

« Le décor : il y a moins d'un an, les dernières carcasses des portiques du chantier naval tombaient dans les gerbes d'étincelles des chalumeaux. Le lieu mort mais réel allait faire place à l'imaginaire. Un trou de 25 hectares face à la mer en plein centre ville, encore caché par la façade des bureaux et des ateliers vides où le vent de la mer s'engouffre et fait claquer les portes aux vitres cassées, les craquements des pas résonnent sur les planches de bois répondant aux sirènes des tankers du golf de Fos. (...) autant de supports à la construction imaginative mais aussi au renvoi du réel. »

Vocabulaire

Rivet : élément d'assemblage permanent. Il se présente sous la forme d'une tige cylindrique, généralement métallique, pleine ou creuse qui est munie à l'une de ses extrémités d'une « tête », c'est-à-dire une partie de section plus grande.

L'autre extrémité sera aplatie et élargie par écrasement, pour solidariser les éléments qu'on veut riveter ensemble.

Étrave : pièce saillante de la coque d'un navire qui prolonge la quille vers l'avant, à la proue

Étambeau : l'arrière du bateau, également appelé poupe

Bouterolle : outil qui permet de former la tête du rivet en rivetage à chaud;

Rebonds

Film : Nous construisons des bateaux

Article Revue Terrain sur les différents métiers de la construction navale
"Etre ouvrier à la Navale à Marseille" – Jean Louis Tornatore Terrain n°16 Mars 1991 http://terrain.revues.org/3000

Musée Ciotaden => Page sur 3 métiers des chantiers : Toles, Rivet, Soudure http://www.museeciotaden.org/chantiers/metierschant/tole.htm

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